Il était un écrivain russe (1886-1923) décédé à 37 ans l’année de la publication de sa nouvelle très émouvante, peut être autobiographique, dans laquelle un soldat de la révolution monologue pendant sa « pause », nouvelle trouvée dans https://bibliotheque-russe-et-slave.com/index1.html.
Nous sommes au repos dans le village de la Steppe. Je suis assis près de l’Izba et je caresse le dos d’un grand chien aux longs poils rugueux. Il n’est pas beau, mais la longue laine de son dos est toute chauffée par le soleil, et il m’est agréable de rester assis penché vers lui. Du toit tombent sur mon épaule des gouttes d’eau. Dans l’arrière-cour les oies lancent des cris par saccades. Un poulain hennit d’une voix fluette, des poules gloussent.
Devant les fenêtres se dressent des canons dételés, étirant leur cou d’acier froid. Les chevaux couverts de sueur mâchonnent du foin. Je suis assis, la tête au soleil d’avril, je regarde la toile d’araignée déchiquetée des nues qui voguent au-dessus de la terre dégelée et noircie. Mes oreilles ne sont pas devenues sourdes à cause des coups de canon, j’entends comment des oies lancent des cris par saccades, comment les poulettes gloussent gaiement, comment les gouttes tombent doucement sur mon épaule.
Ceci est mon printemps de campagne guerrière. Peut-être le dernier. J’épie le frôlement, les cris, qui saluent le jeune printemps. Mon cœur s’agite.
À la maison j’ai une femme et deux enfants. Une chambrette, des oreilles fines, aux aguets, qui épient les pas tardifs sur l’escalier. On m’y attend. Peut-être m’ont-ils enterré depuis longtemps.
Tout en regardant le ruisselet sous mes pieds, les moineaux qui sautillent, je vois mon fils Seriojka avec ses joues pâles et anémiques ainsi que la petite Nionschka et son petit ruban bleu ciel dans ses cheveux couleur or. Ils sont assis sur le bord de la fenêtre serrés l’un contre l’autre et ils regardent à travers les vitres qui dégèlent. Ils me cherchent parmi les passants, ils attendent le moment où je viendrai et les mettrai sur mes genoux. Et les deux petits museaux affligés remplissent mon cœur d’amertume.
Je retire de ma poche une lettre vieille, longtemps relue, envoyée de chez moi. Ma femme me console « Je ne pleure pas, tiens ferme, toi aussi » Et avant mon départ, elle me disait: Pourquoi y vas-tu volontairement? As-tu assez de la vie?
Je craignis qu’elle ne puisse pas comprendre mon amour pour la vie, et je réponds: Je dois aller et j’irai… voilà pour eux, pour les petits gosses. Les larmes roulèrent sur ses joues. Elles contenaient le chagrin, l’amour et la souffrance, mais mes jambes ne tremblaient pas. Maintenant elle m’encourage : Ne crains pas pour nous, je suis endurante, je supporterai tout…
Puis, une lettre de Seriojka. Il ne sait pas former les lettres, et il a mis un tas de petits bâtonnets, queues, crochets, boucles et un petit buisson hérissé sans feuillage. En dessous l’explication de sa mère : Comprends comme tu veux! Je comprends les caractères de Seriojka.
J’ai lu sa lettre la première fois au moment où nous allions à l’attaque, et ces bâtonnets et les petites queues me regardèrent avec des yeux chéris, encourageants. Je les embrassai furtivement, pour que les copains ne rient pas et ayant tâté mon fusil, je dis : Va, père !
Et à présent je pense de même. Je marche vers la mort ni par ennui, ni parce que j’ai assez de la vie. J’ai une forte envie de vivre. Je suis troublé et par ce large espace de printemps, et par les matins et les soirs pleins de calme, et par le vol lointain des cigognes, et par le murmure des ruisseaux dans les ravins. J’embrasse d’un regard plein d’amour chaque petit nuage, chaque arbrisseau, et je marche quand même vers la mort… Je vais à la mort, fermement et calmement. Elle vole à ma rencontre dans les obus de l’artillerie, qui déchirent la terre dégelée et noircie, et dans les fréquents coups de feu, qui éclatent avec une petite fumée bleue. Je la vois, m’épiant derrière chaque monticule de terre enveloppé par la pénombre du soir, et je marche quand même sans hésiter.
Je marche à la mort parce que je veux vivre.
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